Le cinéma occidental face à l’impérialisme russe ?

Face au retrait des studios américains et à l’ambiguïté européenne, la Russie instrumentalise certaines figures du cinéma occidental.

par Sébastien Goulard

Qu’est-ce qui réunit Steven Seagal et Woody Allen ? Ce n’est évidement pas leur filmographie, mais le fait qu’ils soient récupérés, comme d’autres stars, -souvent déchues-, par le pouvoir russe, un phénomène qui s’est accéléré depuis l’invasion de l’Ukraine.

En effet, si l’inclinaison de Steven Seagal pour la Russie est connue depuis longtemps (l’acteur américain a obtenu la citoyenneté russe, en plus de la citoyenneté serbe en 2016, est envoyé spécial pour les relations russo-américaines depuis 2018), Woody Allen a surpris son public, en répondant présent, par écran interposé, à l’invitation du Festival du Film de Moscou cet été. S’il s’est défendu de soutenir l’invasion russe, il a déclaré que les liens artistiques ne devaient pas être coupés avec la Russie.

Des stars déchues ?

Woody Allen, rejoint Olivier Stone, Emir Kusturica ou encore l’actrice française Fanny Ardant, parmi les stars du cinéma mondial qui acceptent de se produire ou de travailler en Russie. On peut noter qu’il s’agit souvent de stars sur le retour, dont les agissements peuvent être montrés du doigt dans leur pays. Par exemple, Woody Allen fait face à de graves accusations d’agressions sexuelles sur sa fille adoptive, et à près de 90 ans, il envisage sa retraite. Certains tentent aussi de justifier leur inclinaison pour la Russie en se présentant comme des voix qui dénoncent le système capitalisme occidental ; c’est par exemple le cas d’Oliver Stone qui en 2017 avait réalisé un documentaire considéré comme complaisant sur Poutine.

Si aucune de ces stars ne justifient ouvertement l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ces personnalités constituent tout de même un moyen d’influence pour les autorités russes, à la fois auprès de leurs citoyens (pour montrer que la Russie n’est pas seule et à des soutiens à l’étrangers), mais surtout à l’international. Ces stars nous ont fait rêver, nous ont fait nous interroger sur le monde. Leurs soutiens créent du doute auprès du publics européens et américains, ils accentuent aussi les fractures, notamment générationnelles (par exemple auprès des personnes qui ont grandi avec ces stars), entre différents segments de la population.

Par contre, les autorités russes ont plus de mal à attirer les acteurs et réalisateurs plus jeunes, plus bankables qui ne veulent pas voir leur carrière menacée par leur positions politique, notamment depuis le retrait des studios américains du marché russe.

Les films américains en Russie

Avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le contrôle sur l’industrie du cinéma s’est resserré en Russie. Le ministère de la culture impose de nouvelles règles aux réalisateurs nationaux pour que leurs œuvres promeuvent le patriotisme national. La censure s’est aussi faite plus forte envers les films étrangers qui ne véhiculeraient pas les valeurs traditionnelles auxquelles sont attachées les autorités russes. Cependant il n’est pas question pour le pouvoir russe d’interdire les blockbusters américains. Tout d’abord, les films américains remportent un vrai succès en Russie ; ils représentaient jusqu’à 80% des entrées avant l’invasion de l’Ukraine, et donc leur interdiction mécontenteraient une partie de la population. Mais surtout, il s’agit pour les autorités russes de montrer que la guerre en Ukraine n’affecte pas la vie quotidienne en Russie.

Néanmoins, en raison des sanctions adoptées par les Etats-Unis et l’Union Européenne au lendemain de l’invasion du 24 février 2022, les studios hollywoodiens tels que Sony ou Disney, se sont retirés du marché russe, les films américains ne sont théoriquement plus projetés en Russie.

Et pourtant, malgré ce retrait, les Russes peuvent toujours aller voir les grands succès américains au cinéma. Si cela est possible, c’est notamment parce que les droits de diffusion ne sont pas vendus directement à des distributeurs russes, mais à des intermédiaires basés dans d’autres pays. Des studios plus modestes continuent directement de vendre leurs films à la Russie afin d’ « honorer des contrats en cours ».

Mais, pour que les cinémas restent ouverts, la Russie a choisi de ne plus respecter les droits de propriété intellectuelle, et des versions « pirates » des derniers blockbusters sont projetés dans les cinémas du pays ; les députés russes réfléchissent depuis un an à créer un système parallèle de licences pour les films provenant de pays « inamicaux ». Les grands studios américains sont relativement démunis face aux pratiques russes Moscou. Il faudra attendre la paix ou tout du moins un cessez-le-feu entre Kyiv et Moscou pour que ces studios puissent distribuer normalement leurs films en Russie.     

Des distributeurs européens moins regardants

Si les Majors ont officiellement quitté le marché russe, il n’en est pas de même pour les productions européennes qui tentent de profiter du retrait hollywoodien pour se maintenir ou accroitre leurs activités en Russie. C’est notamment le cas pour une partie du cinéma français. Comme le note Anna Koriagina, la Russie en 2024 était le second marché pour les films français après l’Allemagne. 60 films y ont été distribués et ont attiré près de 3,7 millions de spectateurs, avec des Blockbusters comme « Le Comte de Monte-Cristo » qui a fait plus de 1,2 millions d’entrées. Des réalisateurs français organisent des tournées dans le pays de Poutine, interviennent en présentiel ou en visio à des festivals ; c’est le cas de Luc Besson qui a participé en distanciel au Forum « Culture. Media. Digital » qui s’est tenu à Moscou en novembre 2024. Comme Woody Allen, Luc Besson a fait face à des soupçons d’agressions sexuelles. D’autre part, il a lui aussi du mal à renouer avec le succès qu’il avait connu dans les années 1980 et 1990 avec des films comme le Grand Bleu ou Léon.

Mais, pour les réalisateurs européens, la Russie demeure un marché majeur, et Unifrance, l’organisme officiel chargé de la promotion du cinéma français dans le monde poursuit sa présence en Russie, et participe à différents évènements. Le marché russe est proportionnellement plus important pour le secteur du cinéma français que pour leurs homologues américains.

L’ensemble des acteurs du cinéma en Europe suite une position assez similaire à celle de la France. Si les organisateurs des grands festivals comme le Festival de Cannes ou la Mostra de Venise refusent les films soutenus par le Kremlin, ils continuent d’accueillir les distributeurs et journalistes russes. Cet été, lors de la Mostra de Venise, le drapeau russe était déployé avec ceux des autres nations, malgré les critiques faites par le gouvernement ukrainien. Le cinéma européen affiche donc une position ambiguë envers la Russie pour le plus grand plaisir de Moscou.  

D’autres acteurs dans la course

Le retrait des studios américains et l’ambivalence des Européens, a fait que d’autres acteurs s’intéressent au marché russe. C’est le cas notamment des films indiens qui sont de plus en plus nombreux à sortir sur les écrans russes. Déjà sous l’Union Soviétique, plusieurs films indiens connurent le succès à Moscou. Beaucoup de films occidentaux n’étaient pas autorisés, et au contraire l’URSS et l’Inde entretenaient de bonnes relations.

Aujourd’hui, nous avons à la fois un pouvoir en Inde qui encourage l’exportation de ses films pour booster son soft power et le Kremlin qui veut diversifier les films projetés dans ses cinémas et renforcer ses relations avec les BRICS. C’est pourquoi le Président Poutine a déclaré en octobre 2024  vouloir favoriser le la distribution de films indiens en Russie. Il faudra maintenant convaincre le public russe.

Sebastien GOULARD

Sébastien Goulard est consultant chez Cooperans, cabinet de conseil spécialisé en relations internationales.

Il est également le fondateur de Diplomarty.

Sébastien Goulard est titulaire d’un doctorat en études de développement régional de l’École des hautes études en sciences sociales de Paris. Il a participé à plusieurs programmes de recherche européens axés sur l’urbanisation durable en Chine.

Partagez:

Actualités